Distanciation et érosion des liens sociaux: Des maux bien antérieurs à la crise du Covid-19

La crise du coronavirus génère de nombreuses souffrances par la distanciation sociale qu’elle engendre. A notre ère pourtant scientifiquement aussi “avancée”, nous sommes arrivés au point où il nous est suggéré de considérer qu’entretenir des contacts sociaux serait devenu dangereux. Trois siècles de progrès scientifique vertigineux pour en arriver là. “Tout ça pour ça” pourrait-on dire.

Nous nous retrouvons piégé dans une contradiction fondamentale: D’un côté, il convient de limiter ses contacts sociaux pour préserver la vie, et de l’autre côté, la vie sans contacts sociaux est totalement contreproductive pour un animal social tel que l’Homme et nuit par ailleurs assez gravement à sa santé à moyen terme. En effet, la littérature sur les effets psychologiques néfastes du confinement est en train d’émerger en abondance. Comment est-il dès lors possible que nous dotons la sphère individuelle d’autant de vertus?

Des efforts d’anti-sociabilité inefficaces car contre-nature

En réalité, la gestion de crise du Covid cadre parfaitement avec une société qui fait de la sphère individuelle l’horizon indépassable de l’Humanité. Alors que les changements climatiques annoncent ni plus ni moins une menace importante pour la survie de l’humanité à moyen terme, nos institutions et leurs représentants continuent à penser que les solutions viendront “de tout un chacun”. Si nous faisons tous parti de la solution, ce ne sera toutefois pas avec notre seule conscience individuelle qui nous allons résoudre les défis nombreux qui se pointent aujourd’hui devant nous. N’en déplaise à certains. La sur-responsabilisation des individus, omniprésente dans notre société de performance, est une des conséquences de la croyance que la solution résiderait en chacun de nous.

En réalité, nous irons droit dans le mur si nous n’avons pas la capacité à avancer ensemble dans la même direction, à réinvestir des espaces collectifs qui sont davantage que la somme des volontés individuelles et qui portent des espoirs puissants pour lutter efficacement ensemble pour un meilleur avenir. Par ailleurs, si nous sommes arrivés jusqu’ici dans l’histoire de l’évolution de notre espèce, c’est en toute vraisemblance parce que nous avons su mieux coopérer que d’autres hominidés pour surmonter les aléas de l’existence. Les efforts durables d’anti-sociabilité demandés à la population sont donc tout à fait contre-nature et de ce fait in fine aussi vraisemblablement assez largement inefficaces.

Le collectif est davantage que la simple somme des individus qui le composent

Ceci étant, les pouvoirs publics nous véhiculent la croyance que la solution à nos défis viendrait de chacun d’entre nous individuellement et qu’il suffirait à ce titre de rester à la maison pour surmonter cette crise. Nos dirigeants et les experts sur qui ceux-ci se reposent dépensent une énergie folle à essayer de péniblement cantonner un virus qui fait deux millions de morts à travers le globe, alors que les conséquences des changements climatiques, déjà bien réels aujourd’hui comme en témoigne aussi le Covid-19 (qui semble être la conséquence d’une perturbation et d’un enchevêtrement de différents écosystèmes à priori distincts), mettent en péril la survie de plusieurs milliards de personnes à moyen terme.  Néanmoins, si l’horizon de l’action politique se résume à simplement vouloir revenir au monde d’avant, nous sommes encore en train de perdre du temps et il y a fort à parier que si nous vaincrons la pandémie, ce sera moins à cause de la surveillance étatique et des restrictions de libertés individuelles qu’en raison du phénomène naturel consistant pour une épidémie à cesser spontanément à un moment donné dans la durée.

En réalité, le règne de l’individualisme, compris comme “la tendance qui privilégie la valeur et les droits de l’individu par rapport à ceux de la société” est le fruit d’un long cheminement historique, particulièrement développé par les Lumières au XVIIIe siècle, devenu au fil des siècles le fondement même de notre modèle démocratique. Cependant, l’individualisme n’est pas nécessairement synonyme de désinvestissement de tout collectif. Ce désinvestissement des collectifs a surtout été une volonté politique d’ordre néolibérale afin de ne pas bloquer ou limiter la liberté d’entreprendre corrélée à l’envie de certains de s’enrichir au détriment des autres, comme en témoigne notamment le désintérêt progressif au cours du dernier siècle des luttes syndicales par de nombreux travailleurs qui amplifie le rapport de force défavorable que ceux-ci peuvent subir dans le cadre de leur relation de travail avec leur employeur.

Or, ce désinvestissement progressif de la sphère collective au profit de la sphère individuelle s’est traduit par une érosion croissante des liens sociaux et de la cohésion sociale. Nous allons effectuer un bref cheminement cheminement historique des principales évolutions ayant eu lieu au cours des cinquante dernières années qui expliquent en partie la gestion de la crise du Covid et le “désenchantement du monde” actuel pour reprendre l’expression de Max Weber.

Mai 68: La consécration de la liberté individuelle incarnée par “la jouissance sans entraves”

Il est malaisé de synthétiser à l’absurde un mouvement aux aspirations polymorphes comme l’ont été les événements de mai 68. Néanmoins, le mouvement étudiant, avant que s’y mêlent les revendications syndicales, portait dans ses aspirations une volonté de s’affranchir des valeurs traditionnelles et familiales du “vieux-monde” pour évoluer vers une société de la “jouissance sans entraves”. Cette émancipation culturelle et sexuelle a largement contribué au règne absolutiste de l’individualisme. Là où par le passé, l’homme et la femme acquéraient leur émancipation par le mariage pour pouvoir entretenir des relations sexuelles et fonder une famille, la génération des “soixante-huitards” a consacré la jouissance individuelle en dehors des contraintes familiales et sociétales. Il ne s’agit pas ici de défendre le vieux modèle de famille patriarcal, mais de souligner le basculement progressif qui a eu lieu dans la conscience collective. En effet, là où par le passé l’émancipation passait par l’investissement d’un collectif, le plus souvent la famille, depuis une cinquantaine d’années, il a progressivement été admis que l’émancipation pouvait se réaliser hors de la communauté.  

L’individualisme et l’avènement de la société de consommation

La génération de mai 68 a été particulièrement critique envers les valeurs traditionnelles du vieux-monde desquelles il fallait s’émanciper coûté que coûte, mais très peu à l’égard de la société de consommation qui était en train de se déployer à toute vitesse. Un des meilleurs exemples à ce titre de cette contre-culture des années 60 et 70 constitue certainement la fameuse “marque à la pomme”, désormais l’entreprise la plus valorisée au monde du nom d’’Apple Inc.”.

En réalité, la société de consommation cadre merveilleusement bien avec les aspirations individualistes des êtres humains. Dans une société dans laquelle vous ne vous affirmez plus par vos appartenances collectives mais par votre identité individuelle, vous entrez dans une course effrénée pour acquérir (à titre individuel) ce qui va symboliser votre appartenance à une communauté de valeurs qui ne se manifeste plus physiquement, mais devient purement virtuelle.

Le basculement des appartenances collectives physiques aux appartenances virtuelles

En d’autres mots, les appartenances collectives sont devenues de plus en plus virtuelles au cours de ces cinquante dernières années. C’est ainsi que pour témoigner de votre appartenance à une communauté soi-disant ‘rebelle’ adepte de la libération des moeurs, vous auriez acheté un produit Macintosh au cours des années 80. Et si aujourd’hui vous souhaitez faire partie de la nouvelle classe moyenne branchée des centres urbains, vous allez vous rendre avec votre Macbook dans un Starbucks pour siroter un café tout à fait médiocre mais merveilleusement bien “marketé” car véhiculant ces mêmes valeurs au prix fort de 6 euros 50. Cependant, l’adhésion à de telles communautés est totalement dépourvu d’un esprit de solidarité et d’entraide, contrairement aux communautés humaines classiques pour lesquelles la coopération et l’entraide a de tout temps constitué le meilleur moyen de survie. Le collectif moderne n’est quant à lui plus que le moyen de travailler la perception de soi et celle que les autres auront de soi. Il n’est investi qu’à des fins purement individuelles, voire égoïstes.

Le hashtag : nouveau symbole de la communauté virtuelle

Lorsque des collectifs sont investis à des fins politiques, cette adhésion est le plus souvent aussi virtuelle, et de ce fait à la fois éphémère et superficiel. En guise d’illustration, vous témoignez aujourd’hui de votre appartenance à une communauté avec des hashtags comme #metoo ou #blacklivesmatter. Si ces identités font le buzz sur Internet pendant un certain temps, elles peinent toutefois à réellement créer du lien social entre les individus car elles restent principalement virtuelles sans mobiliser physiquement leurs défenseurs. De surcroît sont-elles extrêmement nombreuses, de manière à ce que chaque communauté porte ses propres revendications sans qu’ait lieu une réelle convergence des luttes. A titre d’exemple, les Noirs ont leurs propres revendications tout comme les Latinos ont les leurs, ce alors que sur le fond les populations précitées portent largement les mêmes revendications.

Ces identités communes virtuelles ont crée l’illusion que les citoyens vivent ensemble alors que ceux-ci ont investi une identité commune à titre purement individuel afin de se démarquer et de façonner leur individualité. S’en suivent par conséquent des communautés dans lesquelles les citoyens ne vivent plus ensemble mais de plus en plus les uns à côté des autres.

L’accélération de la révolution numérique

La révolution numérique, c’est-à-dire l’accès à Internet de la part des ménages qui s’est fait au début des années 2000 dans le monde Occidental, n’a fait qu’accentuer cette tendance à l’individualisation. Invention militaire, puis récupérée par des génies informatiques libertaires voulant un temps en faire un grand espace de liberté absolu, Internet a été assez rapidement récupéré par les entreprises pour importer la société de consommation dans les foyers, puis par les Etats pour diversifier les moyens de contrôle sur les citoyens, notamment lors des “états d’urgence”.

Même plus besoin de vous déplacer au cinéma pour vous divertir, Internet vous permet de vous divertir chez vous. Internet a permis de normaliser la distanciation des liens sociaux, créant l’illusion que parce que vous pouvez contacter qui vous voulez quand vous voulez, vous établirez plus facilement des liens avec un plus grand nombre de personnes. Néanmoins, la réelle intention derrière les outils de communication moderne résident moins dans une volonté de grande qualité de communication que dans la valeur marchande qu’ils représentent et qui permettent aux gestionnaires des plateformes de communications à gagner beaucoup d’argent sur le dos de leurs utilisateurs.

La crise du Covid comme aboutissement des logiques précitées

Face à l’érosion du lien social, nous avons encore accéléré le déploiement des outils numériques, qui pourtant ne feront jamais plus que de véhiculer l’illusion dudit lien, sans pouvoir l’établir. Face à la propagation du virus, les Etats ont déployé leur arsenal de surveillance pour tenter d’enrayer sa propagation, avec un succès tout à fait relatif car l’horizon d’un troisième confinement semble déjà se profiler. En même temps, Internet est devenu le principal marché de consommation et de divertissement avec le confinement.

Le confinement marque certainement l’aboutissement de l’érosion du lien social dans un cadre tout à fait désabusé. Le prochain idéal collectif, qui sera vraisemblablement, à défaut d’alternative, l’organisation d’une société permettant de vivre dans une plus grande harmonie avec la nature, peine encore à émerger. Entretemps, ayant du mal à lâcher ce monde qui est en train de se mourir, nous préférons maintenir l’illusion que la “transition énergétique”, qui est synonyme d’une consommation effrénée mais déculpabilisante car investie soi-disant de “bonnes” intentions, pourrait nous sauver, omettant de voir qu’elle ne consiste qu’à perpétuer le statu quo de la surconsommation.

Il est grand temps de réinvestir la sphère du collectif et de créer de véritables liens sociaux non-virtuels dans lesquelles les citoyens peuvent physiquement s’investir pour activement défendre leur vision d’une meilleure société à l’avenir. Il n’y a par ailleurs pas de doute que ce moment arrivera. Le prochain grand basculement de nos sociétés ne se fera pas sur Internet. Il ne nous reste plus qu’à lutter afin qu’il n’arrive pas trop tard.  

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