Les émeutes à Francfort, mercredi 18 mars, auprès du siège de la BCE, ont pu surprendre en raison de la violence mise en œuvre par un certain nombre de manifestants, dans le cadre des actions du mouvement anti-austérité « Blockupy », dont les excès ne peuvent qu’être condamnés. Cependant, ce mouvement s’inscrit dans une multitude de manifestations qu’à connu l’Europe à l’encontre de certaines de ses institutions au cours de ces dernières années et qui sont l’expression d’une exaspération de plus en plus importante par rapport à un continent profondément en crise. Il ne convient non pas de stigmatiser les manifestants et de s’étonner des violences qui accompagnent leurs actes, mais il faut analyser certaines des raisons qui ont poussé ces derniers à agir de telle façon dont notamment la réalité d’un système démocratique défaillant qui semble impuissant face à une finance devenue excessive, opaque et souvent incompréhensible.
La gestion de la crise de l’euro s’est révélée extrêmement difficile et les dégâts considérables qui ont été causés à travers le redressement des économies européennes et les politiques d’austérité ont poussé aux limites la patience et le bien-vouloir de nombreux européens. L’euro lui aussi a souffert de la crise, sa remise en cause voire son abandon sont désormais sérieusement conceptualisés par de plus en plus d’économistes et non pas des moindres (pour ne nommer que Stieglitz ou Krugman).
Si la gestion de la crise a été particulièrement difficile et si certains pays européens étaient loin de pouvoir affronter un tel fiasco à raison de dettes souveraines considérables, c’est cependant l’effet catalyseur de la crise financière de 2007 et 2008, à travers « la finance folle » de la crise des subprimes, qui a plongé l’Europe d’autant plus vite et plus profond dans le désastre financier. Cette crise financière a eu très vite des répercussions sur le plan politique et démocratique avec une montée en force des sensibilités extrémistes et un désintéressement croissant des citoyens à la vie politique en général, non pas par nature mais en grande partie par sentiment d’abandon et d’injustice.
Ce qui est nécessaire pour les responsables politiques de saisir, c’est que l’Europe dans sa dimension politico-financière est en train d’évoluer vers un échec qu’il faut dans les limites du possible contrecarrer au plus vite. Il ne convient pas d’affirmer que l’Europe n’aurait rien faite jusqu’ici, loin de là. La lutte contre la fraude fiscale et par conséquent l’établissement de l’échange automatique d’informations bancaires à partir du 1er janvier 2017 ainsi que la mise en place de l’Union bancaire, l’interdiction de la spéculation à la baisse sur les dettes souveraines des pays européens ainsi que l’échange d’information en matière des « tax rulings » qui est actuellement en préparation, sont des premiers pas louables qui vont dans la bonne direction.
Cependant, ces mesures ne vont pas assez loin et surtout ne s’attaquent pas assez aux problèmes de fond. Ce qu’il convient d’assurer, et qui peut se résumer dans une formule facile et légère qui ne rend pas compte de la réalité complexe et difficile de sa mise en œuvre, c’est non pas de soumettre le droit à la loi du marché mais d’instaurer progressivement un équilibre entre des exigences légales dans l’intérêt général et les exigences du marché. Ce n’est que par le droit que la finance peut acquérir une certaine « éthique » qui lui est tant nécessaire, pour qu’enfin on finisse de se cacher derrière les obligations et nécessités qui nous imposeraient les lois du marché pour n’y voir que des chiffres et de négliger les destins humains qui y sont associés. S’il ne convient pas, d’une part, de nier l’importance des obligations du marché économique en matière de compétitivité et la nécessité pour les différentes politiques européennes notamment en matière fiscale à se conformer à ces dernières, il ne convient pas non plus d’autre part, d’accepter les excès qui sont commis et qui se veulent être légitimés par des obligations de compétitivité ou des obligations dérivant des marchés financiers.
En effet, nombreuses sont les grandes entreprises multinationales cotées en bourse aujourd’hui qui engagent des plans de restructuration de leurs implantations afin d’y licencier des travailleurs pour accroitre leurs profits, comme cela a pu être constaté depuis quelques années par certains journalistes pour le cas par exemple d’ArcelorMittal ou encore de Sanofi pour n’en nommer que deux. L’argument invoqué par ces dernières, sensé justifier de telles pratiques, est celui qu’elles sont nécessaires afin de pouvoir verser le plus grand nombre de dividendes aux actionnaires pour garantir une cotation élevée en bourse et de pouvoir éviter ainsi de se faire racheter à long terme par des acteurs plus importants sur le marché. En guise d’illustration, selon un graphique publié par le journal « les Echos », le taux de distribution de dividendes des entreprises du CAC 40, principal indice boursier de France, était de 40,2% en 2006, c’est-à-dire avant la crise, et a atteint en 2013, 54,4%, notamment à la suite de la stabilisation des établissements de crédit, alors qu’en même temps, l’économie française peinait à sortir de la récession. Selon une autre source, publiée dans le même journal, la distribution de dividendes des entreprises françaises aux actionnaires aurait été multiplié par 7 en 20 ans, phénomène qui, loin d’être uniquement français, se constate à grande ampleur à l’échelle mondiale et en dit loin sur la déresponsabilisation des grandes entreprises face aux inégalités sociales et au chômage.
Cette « chasse aux dividendes » se fait cependant non seulement au détriment des salariés, mais désormais aussi de plus en plus souvent au détriment des propres investissements des entreprises et incarne ainsi la négligence même de la pérennité et de la vision à moyen et long terme de ces dernières. En ce sens, Larry Fink, le PDG de Blackrock, la plus grande société d’investissement du monde, s’est inquiété de cette tendance dans une lettre dans laquelle il écrit notamment que: « Trop d’entreprises ont réduit leurs investissements et même accru leur endettement pour pouvoir augmenter leurs dividendes (…) . La distribution de cash aux actionnaires (…) peut menacer la capacité de l’entreprise à générer durablement du rendement sur le long terme ».
De quoi mettre en colère de nombreux citoyens qui ne voient leurs avoirs que baisser et qui se sentent étranglés par les impôts, voire se retrouvent sans emploi dans une situation précaire et qui face à eux apprennent du bonheur plus que jamais retrouvé des actionnaires et du monde des affaires. Dans ces conditions, il n’étonne pas que les différences entre les plus et les moins fortunés ne cessent de s’accroitre, en Europe et à travers le monde et avec elles aussi les sentiments d’injustice, qui provoquent la haine et la violence. Il faut donc s’attaquer notamment à la mise en œuvre de moyens de droit afin de responsabiliser les grandes entreprises, de remettre davantage en équilibre les comptes publics des pays européens pour les rendre moins dépendants des marchés financiers, mais aussi d’assurer plus de justice fiscale à travers une lutte harmonisée contre non seulement la fraude mais aussi l’optimisation fiscale à la fois pour les particuliers et les entreprises ainsi que de forger un cadre juridique qui permet de réaligner la localisation des profits avec la localisation de la création de valeur.
L’Europe a démontré qu’elle est capable de prendre des mesures en ce sens, et dispose d’un atout, notamment du marché unique européen, le plus grand marché de biens et de services dans le monde, sur lequel les grandes entreprises ne peuvent pas faire impasse ce qui induit qu’elles seraient obligées de se soumettre à une législation européenne plus contraignante en la matière si elle existait. La lutte contre la fraude et l’optimisation fiscale ne peut qu’aboutir entre les pays si tous sont soumis aux mêmes conditions et si les grandes entreprises multinationales ne disposent pas de zones grises étendues pour évader leurs bénéfices. Ainsi, elles doivent être contraintes de soumettre ces derniers à l’impôt voté par les Parlements nationaux et non pas aux impôts négociés avec les administrations fiscales et dans les limites d’un cadre juridique fixé à un niveau supranational, soit au niveau européen, dans l’idéal au niveau de l’OCDE, qui empêche toute compétition déloyale des Etats membres en la matière. Il serait ainsi possible de maintenir une certaine compétitivité fiscale mais dans le cadre de seuils fixés par le législateur européen ou par un traité international qui assurerait la cohérence de l’impôt sur les bénéfices afin de neutraliser les effets de montages hybrides.
Il faut relever en ce sens les propositions faites par l’OCDE dans son « projet BEPS », qui nourrissent le débat de mesures plus ou moins précises pour lutter contre la fraude, l’évasion ainsi que l’érosion de la base d’imposition et qui démontrent l’existence d’un certain consensus au niveau international qui doit permettre la mise en œuvre de mesures efficaces. Les chantiers en ce sens restent énormes et se heurtent très certainement à d’importantes résistances, mais la situation actuelle, avec le constat d’un accroissement constant de l’écart des richesses, appelle à des actions fortes et audacieuses, qui nécessitent ensuite une meilleure communication à l’égard des citoyens à la fois pour pouvoir responsabiliser le débat à l’égard de ces derniers et pour démontrer la volonté de prendre des dispositions concrètes qui visent à lutter contre un certain nombre des injustices menaçant la cohésion sociale en Europe et dans le monde.