« Le pacte de sécurité l’emporte désormais sur le pacte de stabilité », tels ont été les mots prononcés par le président Hollande devant le Parlement réuni en Congrès quelques jours seulement après les attentats du 13 novembre. Le président a annoncé à la même occasion la création de 5 000 postes dans la police et la gendarmerie en deux ans, 2 500 dans la justice (notamment dans l’administration pénitentiaire) et 1 000 dans les douanes, pour faire face au renforcement des contrôles aux frontières. La période actuelle que traverse la France nécessite des mesures exceptionnelles afin de protéger au mieux la population face à une menace terroriste particulièrement élevée en ce moment. Un renforcement des effectifs de police est en ce sens une mesure légitime, à la fois pour répondre à l’attente des Français et pour renforcer ces effectifs qui ont été considérablement diminués notamment sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy. Ces mesures font partie du bon sens aussi longtemps qu’elles restent temporaires, nécessaires et proportionnées par rapport à une menace terroriste imminente.
Toutefois, le caractère temporaire de ces mesures liberticides est plus que jamais remis en cause. En effet, le gouvernement a transmis un court texte au Conseil d’Etat afin d’amender la Constitution d’un ou deux articles, notamment pour constitutionnaliser l’état d’urgence et prévoir la déchéance de nationalité pour les bi-nationaux nés français au sein de la loi fondamentale.
Avant de se lancer dans cette analyse, il est nécessaire de commencer par une petite remarque d’ordre sémantique. En effet, parler de constitutionnaliser l’état d’urgence n’a en réalité aucun sens logique si ce n’est que de consacrer une Ve République de l’urgence (ce qui ne veut rien dire). De prime abord, constitutionnaliser veut dire inscrire dans la durée, ce qui est totalement antinomique face à l’idée d’urgence, qui répond à une nécessite de réponse immédiate. Ensuite, si on part de l’idée que l’état d’urgence doit être prévu à long terme par la Constitution, à part le fait qu’il n’y a plus réellement urgence, est surtout enclenchée une dynamique banalisatrice de droits et libertés atténués. Et s’il s’agit de décréter simplement l’état d’urgence après des attaques atroces telles que celles du 13 novembre, il n’est nullement nécessaire de le prévoir dans la Constitution. En réalité, il faudrait davantage parler de constitutionnaliser un Etat semi-policier. Dans un souci de bonne compréhension, le titre se veut donc davantage clair que précis ou juste.
Les mesures sécuritaires s’opposent à ce qui constitue le noyau dur de notre démocratie
Il faut savoir que ces mesures sécuritaires sont loin d’être anodines. D’un point de vue politique, une fois amendées au sein de la Constitution, elles sont contraintes d’y rester, tellement un retour en arrière serait risqué en cas d’un acte terroriste ultérieur. C’est la même logique qui sous-tend le plan Vigipirate. L’assouplir à un moment donné est un acte politique risqué. En cas d’attentats, les coupables du « laxisme » seraient vite identifiés et l’état d’urgence apparaitrait encore davantage comme une nécessité permanente. Il est donc important de saisir que les mesures liberticides en vue de renforcer la sécurité doivent être strictement proportionnées et nécessaires pour répondre à une menace terroriste.
Confrontés à des actes de barbarie et d’horreur comme ceux commis le 13 novembre, c’est exactement cette proportionnalité qu’il est difficile d’apprécier et que la classe politique et les citoyens ont tendance à négliger. Elle est cependant l’alpha et l’oméga de notre société démocratique.
Nos ancêtres se sont battus pendant des siècles pour construire la société démocratique fondée sur les droits et libertés que nous connaissons aujourd’hui. Une société saine et viable ne peut d’ailleurs se concevoir et se bâtir que sur des droits et libertés et non pas sur des mesures sécuritaires qui pourront à chaque instant venir tempérer les premières. Ceci est d’autant plus vrai que la menace terroriste est diffuse, permanente et difficilement appréhensible. Comme le dit Pierre Rosanvallon : « Le terroriste djihadiste est une figure inédite de la destruction de la société. Il n’est ni un combattant, défini par le droit de la guerre, ni un simple criminel, relevant du droit pénal, ni un révolutionnaire, dont on peut récuser la démarche politique. »
Les plus hauts responsables politiques, comme Manuel Valls notamment, relayent amplement le message que les jeunes d’aujourd’hui devront apprendre à vivre avec la menace terroriste.
D’ailleurs, ils le font déjà. Mais de même qu’il est exigé et voulu de chaque citoyen de continuer à vivre comme avant le 13 novembre, c’est-à-dire à fréquenter les bars, les concerts et manifestations de tout genre et de démontrer de ne pas céder à la peur, il doit être exigé des responsables politiques eux aussi de ne pas céder face à la menace terroriste. Et pour ne pas se plier à la menace, il ne faut pas bafouer les droits et libertés sur lesquels sont bâtis notre société démocratique.
L’état d’urgence doit rester un dispositif exceptionnel prévu par la loi
L’état d’urgence, résultant de la loi du 3 avril 1955, a prouvé son efficacité à plusieurs reprises. Appliqué pour des durées déterminées notamment lors de la guerre d’Algérie, en Nouvelle-Calédonie en 1985 ainsi qu‘en 2005 lors des émeutes dans les banlieues, il s’agit de renforcer les pouvoirs des autorités de police notamment « en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public » permettant l’instauration d’un couvre-feu, la réglementation de la circulation ou du séjour par les préfets, l’assignation à résidence par décision ministérielle, la fermeture de salles, de bars, l’interdiction de réunions, les perquisitions de jour comme de nuit sans passer par un juge ou encore le contrôle de la presse et de la radio.
Au regard du caractère liberticide de ces mesures, qui mènent forcément à certains excès, une durée déterminée durant laquelle elles peuvent s’appliquer et un contrôle juridictionnel des mesures de police à travers l’erreur manifeste d’appréciation sont essentielles. Si cette première garantie est assurée dans la mesure où le Parlement doit proroger l’état d’exception au-delà de douze jours et que la durée de l’état d’urgence fixée par la loi de prorogation, est ” définitive “, le contrôle juridictionnel se trouve pour sa part très fortement atténué et constitue une menace pour la garantie des droits et libertés et ceci d’autant plus quand la durée de l’état d’urgence est importante.
Jugeant ce dispositif mal adapté face à la menace terroriste actuelle, l’exécutif souhaite l’instauration d’un état d’urgence un peu « allégé » sur le plan des pouvoirs octroyés à l’Etat, à priori moins restrictif des libertés du fait de vouloir respecter les garanties constitutionnelles, mais qui pourrait durer plus longtemps. En définitif, il s’agira d’ancrer dans le texte de la Constitution des mesures de police extensives applicables de manière quasi-permanente. La dimension temporelle strictement encadrée de l’urgence a ici complètement disparu et les droits et les libertés fondamentales seront atténués sous prétexte de la menace terroriste.
Le basculement vers un Patriot Act à la française, qui a causé d’amples critiques et une grande indignation dans la classe politique lors de son adoption en 2001 aux Etats-Unis, serait ainsi consacré et suivrait la logique sécuritaire enclenchée par l’adoption des lois sur le renseignement au cours de l’année.
En réalité, l’état d’urgence ne doit pas avoir comme objectif de lutter nécessairement et exclusivement contre la menace djihadiste, mais tout simplement de donner aux autorités des moyens renforcés de lutter contre une menace imminente, quelle qu’elle soit. Au lieu de constitutionaliser un état d’urgence, il faut prévoir un dispositif législatif permettant d’appréhender efficacement le phénomène djihadiste.
La question centrale est naturellement celle de savoir s’il faut nécessairement constitutionnaliser l’exception, c’est-à-dire l’exception aux droits et libertés fondamentales garantis par la Constitution.
Par le passé, notamment en Amérique latine dans les années 1970 (notamment au Chili et en Argentine), l’expérience a démontré que le pouvoir militaire a pu s’accaparer le pouvoir quand la sécurité nationale semblait compromise. Cette analogie reprise dans les débats n’est cependant pas transposable à la situation actuelle en France. Il n’y a en effet aucune raison de penser que les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire ne seraient pas capables d’assurer la sécurité des Français.
L’argument principal mis en avant est que l’état d’urgence doit être prévu par la Constitution pour pouvoir être légitimé juridiquement du fait qu’à l’inverse, les droits et libertés fondamentales garanties par la Constitution ne permettraient pas la mise en œuvre des mesures liberticides prévues par la loi de 1955 sur l’état d’urgence.
Cependant, le Conseil Constitutionnel lors de sa décision du 25 janvier 1985 relative à l’état d’urgence en Nouvelle Calédonie a estimé que le législateur peut déroger au fonctionnement normal des institutions car il lui incombe, en vertu de l’article 34 de la Constitution, de fixer les règles concernant les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques, et donc « d’opérer la conciliation nécessaire entre le respect des libertés et la sauvegarde de l’ordre public sans lequel l’exercice des libertés ne saurait être assuré ». Il n’est donc nullement vrai que la constitutionnalisation de l’état d’urgence relèverait d’une obligation juridique. L’état d’urgence peut donc être justifié par des circonstances exceptionnelles, mais il ne le peut en aucun cas au nom de l’Etat de droit, et c’est toute la différence.
La lutte contre le phénomène djihadiste nécessite de rompre avec la répression juridique traditionnelle
S’il ne faut pas constitutionnaliser l’état d’urgence, il faut cependant revoir le cadre juridique permettant de lutter efficacement contre des personnes susceptibles de commettre des actes terroristes. Il y a une réelle réflexion à porter sur le fait de savoir comment appréhender des terroristes surtout en considération du fait que ces derniers ne sont pas efficacement punissables avec les fondamentaux du droit pénal classique. En effet, ces individus ne craignent ni la mort, ni la répression et il va sans dire que l’organisation Etat islamique s’est formée précisément dans les prisons américaines d’Irak. Aussi le droit international classique ne s’applique pas efficacement aux terroristes qui ne sont pas des combattants au sens juridique du terme de par le fait de s’attaquer par nature à des civils non armés.
Il faut rejoindre le président de la République quand il prône un cadre juridique adapté à la menace terroriste qui ne peut être trouvé dans l’état d’urgence tel qu’il existe actuellement, ni dans l’état de siège prévu à l’article 36 de la Constitution (l’idée du pouvoir militaire qui prend le dessus sur le pouvoir institutionnel classique n’est pas adaptée), ni dans les pouvoirs exceptionnels accordés au pouvoir de la République en vertu de l’article 16 de la Constitution du fait que le menace terroriste n’est nullement limitée dans le temps.
Cependant, constitutionaliser l’état d’urgence et consacrer de facto ainsi un Etat semi-policier n’est pas la bonne réponse pour appréhender la menace terroriste. Ne l’est d’ailleurs pas non plus la pénalisation des visiteurs habituels des sites djihadistes ni les mesures intellectuellement limitées à fort potentiel populiste de déchéance de nationalité qui ne font que creuser les hostilités et sont dépourvues de la moindre efficacité. La société civile et par extension la classe politique doivent être assez lucides pour éviter toute mesure qui ne fait que contribuer à une victimisation des terroristes et à leur fantasme de mourir en martyr.
La nécessité d’une double réponse juridique et politique afin d’entraver les phénomènes djihadistes
Sur le plan juridique, il faudra créer un dispositif législatif (et non pas constitutionnel) qui permette aux forces de police de traquer des individus susceptibles de commettre des attentats terroristes tout en prévoyant de forts contre-pouvoirs judiciaires. A partir du moment où des mesures liberticides sont adoptées, il est d’autant plus important d’instituer un réel contre-pouvoir qui garantisse la nécessité de ces mesures. Et pour adopter des mesures de facto liberticides qui s’appliquent de la manière la plus restrictive et efficace que possible, il est nécessaire de les définir avec la plus grande précision. Il faudra abandonner des formules vagues telles qu’elles figurent par exemple dans la loi sur le renseignement ( l’article 8 prévoyant notamment la surveillance de toute personne susceptible « de porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation », une notion extrêmement floue qui favorise les excès) pour cibler les individus réellement dangereux. Pour ce faire, il faut procéder en amont à un travail d’envergure qui consiste dans le fait de circonscrire les profils des djihadistes notamment à travers leurs habitudes et pratiques permettant in fine leur identification et une répression efficace (le plus tôt possible).
Sur le plan politique, il faut se recentrer sur ses forces. La grande force de la démocratie consiste dans son débat d’idées qui est ici indissociable de la prévention. Des plans d’actions doivent être adoptés permettant de décortiquer les mythes qui entourent la propagande djihadiste et des moyens d’accompagnement prévus afin de s’assurer de leur effectivité. L’éducation joue à ce titre naturellement un rôle fondamental. Le djihad doit être expliqué en tant que phénomène, démystifié et recontextualisé dans sa dimension socio-politique plus large.
Au regard du profil des djihadistes, dont la quasi-moitié sont des convertis récents qui n’ont que des connaissances limitées de l’Islam, les causes sont aussi à rechercher dans la fracture sociale qui traverse notre société et contre laquelle seule l’éducation et l’inclusion peuvent constituer des remèdes effectifs pour tenter d’entraver des phénomènes de telle ampleur.
Ce combat ne pourra qu’être gagné si les droits et libertés des citoyens peuvent être préservés dans leur globalité. Le basculement vers un Etat policier ne permettra pas de vaincre ceux qui tentent de diviser profondément la société. Au contraire, ce n’est qu’un moyen de leur accorder une victoire.
Ne luttons pas contre ceux qui tentent de détruire les droits et libertés inhérents à notre société en les détruisant in fine nous-mêmes. S’attribuer les moyens strictement nécessaires afin d’appréhender le djihadisme ne nécessite pas une révision de la Constitution, ni pour constitutionaliser l’état d’urgence et encore moins pour déchoir certains individus de leur nationalité.